Un don du ciel [vs Ienisseï]

Le soleil était déjà levé depuis peu et je sentais déjà que le travail avait commencé. Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit bien qu'Haolis m'ait conseillé de dormir, je n'avais pas pu m'y résoudre. Je sentais qu'il allait bientôt naître, c'était comme un nouvel instinct qui s'était formé pendant les mois où j'avais été obligé de rester tranquillement à la tanière des louves allaitantes, je pouvais comme prédire les prochains mouvements qu'il ferait. Dans la combe, c'était l'affut général. De surcroît, Haolis avait prédit une sombre prophétie il y a même pas quelques jours. De quoi faire en sorte que la meute était désormais sur le pied de guerre. Après de nombreuses réflexions, Oukhta, la dominante d'Ienisseï avait décidé qu'elle enverrait seulement des patrouilles de guerriers pour recruter des mercenaires qu'après la naissance des petits louveteaux. Un moyen de remonter le moral aux membres de la meute. Je ne comprenais pas trop pourquoi Oukhta avait décidé de s'allier avec des mercenaires, mais c'était sans doute un moyen pour avoir plus de chances durant la prochaine bataille. Je ne pouvais remettre en cause la décision d'Oukhta, surtout qu'elle semblait savoir ce qu'elle faisait. Ici, tout le monde prenait au sérieux, la prédiction d'Haolis, la jeune louve en semblait même tourmentée. Je jetai un rapide coup d'oeil à sa silhouette qui était plongée dans les bras de Morphée. J'espérai qu'elle puisse trouver un peu de repos, elle m'avait tenue compagnie toute la journée de la veille. Néanmoins, j'espérai que la guerre n'arriverait pas de sitôt. Pour moi, il était impossible qu'une guerre se déclenche alors que la chair de ma chair allait voir le jour. A cette idée, ma fourrure se hérissa, ce qui entraîna une nouvelle contraction. Je poussai un gémissement sous l'effet de la douleur. Aussitôt, la jeune louve qui me tenait compagnie leva la tête et me demanda si j'allais bien. Je m'efforçai de lui présenter un sourire rassurant qui s'effaca sous l'effet d'une deuxième douleur. Mon sourire se transforma en grimace. Je sentais que le travail avait commencé, Haolis le comprit aussi. Combien de temps dura cette épreuve, je ne saurai le dire. Je m'efforçai de respirer calmement; me répétant les conseils que m'avaient donnés mon amie. Je sentis qu'un attroupement se formait autour de la tanière, je tentai de ne pas y penser mais cela était vain. Je me demandai comment Evinrul gérait la situation à l'extérieur. En tout cas, lui, n'avait pas à affronté les douleurs qui m'entraînaient. Et dire que la meute n'avait même pas de soigneurs. On était obligé de gérer la situation seule dans l'espoir que cela se passe au mieux. Parfois la louve qui attendait des louveteaux mourrait en couche et alors c'était un désastre, mais je savais que cela ne m'arriverait pas. Le destin ne le permettrait pas. Après un dernier gémissement de ma part, une petite boule de poil jaillit à l'air libre et se mit aussitôt à pousser un pialement. Après avoir respirer de façon saccadée, je me mis à lécher le poil de cet unique rejeton avec vigueur. Peu à peu, le sang se mit à circuler en lui. Je souris. J'entendis bientôt un bruit de pas dans la tanière et un grand loup au pelage blanc cassé suive d'une louve à la démarche majestueuse firent leur entrée. Je poussai le petit louveteau en direction de mon flanc pour qu'il puisse se rassassier de lait. Je me tournai ensuite vers les deux nouveaux arrivant puis d'un ton don, je déclarai :

Evinrul, Oukhta, je vous présente Enkidiev !

Je m'étais enfin décidé à prendre du recul et à détaler parmi les hauts bosquets épineux qui jonchaient les alentours de la combe. J'avais passé plusieurs anxieuses minutes avant de me décider. Mais la tension régnant au sein du camp avait fini par me convaincre qu'il était temps pour moi de m'éclipser. Ce n'était pas quelque chose qui m'était familier, de fausser la route à d'autres membres d'Ienisseï sans leur donner ni motif ni justification de la raison de mon départ précipité. En y repensant, il me semble bien que j'avais quand même marmonné un vague « je vais faire un tour » mais j'étais sûr à presque 100% qu'aucun loup présent à plus de cinq centimètres de moi ne m'avait entendu. Néanmoins, j'étais sûr qu'Oukhta avait hoché discrètement et en silence la tête. Les autres guerriers n'en avaient eu que vent, ils étaient trop préoccupés par l’événement majeur qui se déroulait au plus profond coeur de la combe. Et dont, il faut l'avouer, j'étais particulièrement préoccupé. Voir même plus que préoccupé au point qu'un de mes derniers instincts insoupçonnés, m'avait suggéré qu'il était peut-être temps pour moi de prendre congé pour quelques minutes, ce qui se traduisait par un bon quart d'heure loin de l'activité du camp. J'espérais tout de même qu'Every n'en ait rien remarqué. Je ne comptais pas la voir défiler un de ces jours avec ma tête empalé sur un bâton. Fort heureusement, sur ce point là, j'étais sûr qu'elle n'avait rien remarqué, trop occupée à focaliser toute sa conscience sur la naissance de son premier rejeton. Qui était d'ailleurs, le mien, aussi. La tension avait tellement monté d'un cran au fil que les minutes se passaient que ma tête avait eu l'impression d'exploser. Au lieu de me calmer, m'éloigner du camp ne me procurait que davantage une sensation d'impatience, et d’inquiétude grimpante. J'avais des raisons d'avoir l'esprit aussi troublé. Les conditions n'étaient pas les plus idéales pour la naissance d'un nouveau petit être. Nous étions en plein coeur d'un hiver des plus froids et des plus rudes, la meute était complètement dépourvue d'un loup maîtrisant quelques rudiments de savoir médical, et nos réserves de gibier étaient des plus faibles. Les proies se faisaient rares, et en plus de nous affecter le moral, nous étions les premières victimes des conséquences de ce manque, en tant que prédateur. Pourtant, toute la meute s'était mobilisée pour l'arrivée très attendue de ce rejeton. Haolis, qui était déjà mère de deux louveteaux, maintenant apprentis, Ehole et Fernfil, s'était proposé pour assister Every durant ces moments délicats. J'avais confiance en la chasseuse, mais un peu moins en ma capacité de contrôler mon stress et je savais par expérience que si je serais resté au camp, les autres loups n'en auraient été que davantage anxieux. Secouant la tête pour chasser mes vagues pensées, je remonta vers de plus hauts plateaux, en quête de trouver de quoi mettre sous la dent de mon futur et premier rejeton.

Je partis vers le nord, la truffe à l’affût. Si j'avais choisi de me diriger vers les recoins les plus inaccessibles de toute la forêt, à l'opposé des berges du lac Baïkal, ce n'était que par pur stratégie. A cette période de l'année, les rares proies se terraient dans les bosquets. Ce serait impossible de voir détaler un lièvre arctique au coeur d'une plaine enneigée. J'essaya de retenir ma respiration le plus possible et d'évoluer en silence. En effet, rien que mon pouls saccadé et rendu irrégulier par l'anxiété ferait détaler le moindre lemming qui se trouverait à des mètres de mes pattes. Je parcourus un des recoins les plus giboyeux et les plus prisés pour la chasse, sans succès. Je grogna en silence. Mes chances de ramener quelque chose étaient de plus en plus minces, encore davantage rétrécies par ce nouveau vent froid qui soufflait. Mon poil se gonflait. Si j'étais armé d'une solide toison prête à toutes les météos, je n'en étais pas moins insensible aux bourrasques qui me glaçaient le sang. J'imaginais pendant quelques secondes la chaleur et la douceur de ma tanière puis je secouai la tête, tachant de faire disparaître ses réconfortantes idées qui allaient troubler ma chasse. Mais pendant ses quelques fractions de secondes où cette image s'était imposé à moi, j'étais resté figé comme un arbre, au milieu des hauts bosquets épineux. Et les potentielles proies n'avaient pas détecté ma présence. Soudain le pelage d'un petit cerf sika se détacha dans les hautes herbes recouvertes d'un givre blanc. Les battements de mon coeur s’accélèrent. Cette proie serait une aubaine pour rassasier la meute. Il était de mon devoir de ne pas la laisser filer. Et ce serait une excellente justification pour avoir faussé compagnie à la meute. Sans prévenir, je ne laissa pas le temps à ma proie de s'enfuir. Au moment même où celle-ci s’apprêtait à déguerpir, j'étais déjà dans ma lancée. Le cerf poussa un petit bramement avant te tenter de se glisser hors des buissons épineux. Malheureusement, sa cachette parfaite ne se révélait pas très pratique pour une sortie en vitesse. Je bondis sur l'ongulé, tentant de l'immobiliser avec mes pattes avant, en atteignant la jugulaire. La proie me laboura le flanc de ses sabots pointus et je glapis. Ignorant la douleur causée par les estafilades des épines pointues comme des griffes des buissons, je mordis dans la chair du cerf. Vaincu, celui-ci s'effondra, gisant sur le sol enneigé. Haletant, je ne pris pas le temps de me reposer. Je ne savais que trop bien que je n'étais pas le seul en quête de chair fraîche. Lynx, ours, et autres cougars rôdaient en alentours, tout aussi affamés que je l'étais. Détalant, sans demander mon reste, je trottina en direction du camp, traînant le cadavre du cerf qui était tout de même remarquablement lourd.

Mon arrivée au camp ne fut pas aussi discrète que mon départ. En effet, revenir en portant un gibier aussi important en plein milieu d'un hiver aussi rude ne passait pas inaperçue. Certains guerriers m'acclamèrent, poussant des glapissements de joie non retenus. En tant que second, j'étais bien placé pour savoir que le moral des troupes comptait énormément. Oukhta m'adressa un clin d’œil éloquent, tout aussi enchanté que ses guerriers par ma trouvaille. Mais je crus déceler dans son regard un tout autre aspect. Tandis que je traînais ma proie sur le sol gelé, je me rappelais aussitôt l’événement majeur de la matinée. Every. La naissance. Je m’apprêtais à me diriger d'un pas vif vers sa tanière quand sa voix si mélodieuse et pourtant essoufflée résonna. Mon pouls s’accéléra. La dominante se dirigea vers Haolis tandis que je déposa mon gibier à l'entrée, hésitant à rejoindre la louve noire. Me balançant sur mes pattes, je me risqua enfin à passer le seuil. Le repaire des guerrières Gamma était l'un des plus grands de la combe, spécialement conçu pour l'arrivée des futurs membres de la meute. Devant moi, se tenait Every, couchée sur le flanc et à ses côtés, une petite boule de poils couleur sable qui tentait avec difficulté de se faufiler entre ses pattes. Hésitant, je poussa la petite chose du bout de mon nez avec délicatesse de peur de le blesser par n'importe quelle raison. Every me jeta un regard émerveillé et Haolis suivait des yeux avec soin le petit louveteau, un petit mâle, une lueur des plus bienveillantes dans ses yeux. Dissipant le silence presque solonnel, je déclara d'une voix un peu tremblante :

« Enkidiev. Voici son petit nom. »