✗ Skyfall

Il n'y avait pas à redire, mais j'aurais parié ma vie qu'il n'y avait plus loup en si grande mauvaise humeur que moi en ce jour glacial d'hiver. Et encore c'était peu dire. Et encore je ne traînais pas cet état seulement depuis ce matin. Depuis que les bourrasques de vent étaient devenues si glaciales que l'air paraissait se raréfier, j'avais l'impression que tout m'irritait et que mes nerfs étaient à fleur de peau. Mon humeur était aussi froide que le sol rude et glacé.

Vagabondant, errant et parcourant les plaines recouvertes d'une épaisse pellicule blanche, je n'avais pas vraiment d'objectif en tête, juste l'idée de me rassasier une bonne fois pour toute. Les proies se faisaient de plus en plus rares et bien que j'étais habitué à cette condition de l'hiver sibérien, cela n'arrangeait en rien mon humeur. Les crocs serrés, je m'accordais un petit galop pour défroisser mes muscles qui se refroidissaient par ma marche tranquille. Avisant du regard les espaces infinis de neige qui s'étendaient à flanc de colline, je me décidais à tenter, une fois n'est pas coutume, les berges d'un affluant du Lac Baïkal. Bien que j'avais toujours un petit penchant pour l'eau, qui me fascinait par sa dangerosité, je n'étais quand même pas inconscient et restait prudent. A cette période de l'année, la glace est assez dure pour que je puisse m'y aventurer, mais certaines zones de la large rivière étaient beaucoup plus fragiles. Et une chute dans les tourbillons glacés suivie d'une hypothermie n'était pas au programme. Mais après tout, pourquoi ne pas tester le poisson ? Si mes proies de prédilection étaient bien loin de la saveur âcre et amère des truites et autres sortes de saumons qui peuplaient les cours d'eau, je pourrais m'en contenter. Assis sur les roches dominants la plaine glacée qui faisaient office de promontoire à ma réflexion, je me rappelais que ces proies bien moins dignes migraient elles-aussi. Peut-être, avec un peu de chance, et un soupçon de prudence, tomberai-je sur un banc entier. Je n'étais pas contre cette opportunité mais avec tout la réserve d'un solitaire, j'attendis quelques secondes, parcourant du regard l'horizon. Je ne vivais pas dans une meute et le seul avantage que j'y perdais c'était la protection et la sécurité qu'offraient plusieurs guerriers. Cette pensée rapide me ramenait à Ienisseï, et à la vision de sa dominante, Oukhta. Avant même de laisser l'image de la louve aux yeux bleus perçants et glacés comme deux saphirs, je chassa mes idées en dévalant tranquillement la pente ardue. Je m'approchais du cours d'eau calme et silencieux, dont tous les bruits semblaient dissous par la glace. Avec méfiance, je posais ma patte avant sur le bord. J'appuyais de tout mon poids, osant tester la surface. Aucun craquement ne se fit entendre, aucune faille microscopique n'apparut. Rassuré, je me demandais comment j'allais pouvoir réussir à faire sortir un de ces poissons de leur prison glaciale. Espérant creuser un trou, je me dirigea vers des berges plus fragiles, tout en restant sur la terre ferme. Malgré mon aisance dans les courants et le fait que je n'avais pas peur du fluide, je préférais de ne pas m'aventurer, par méfiance. Quelques minutes plus tard et ma patte trempée, j'avais réussi à perforer la solidité en un trou suffisamment large pour que je puisse y introduire une nouvelle fois ma patte. Avec patience, j'attendis. Soudain, quelques infimes vibrations parvinrent à mes oreilles et à travers mon observatoire sous-marin de fortune, je vis une marée -techniquement, c'était le mot le plus juste pour qualifier ma vision- de grosses truites filaient sous la surface. Cette soudaine poignée de chance calma ma mauvaise humeur et ravi d'être tombé net sur une migration, je ne fus pas déçu. Pêchant plusieurs proies d'un coup de patte bien placé, je les envoyais valser sur la berge avant de les dévorer en quelques coups de crocs. Enfin rassasié, je lançais quelques vifs regards aux alentours, sachant bien qu'un loup isolé et en plein repas aussi fructueux pouvait être une proie toute aussi convoitée. L'ombre noire des contours d'un ours se dessinait sur la berge opposée. Je frémis, jetant quelques coups d’œil afin de vérifier qu'il n'y avait plus aucun poisson sur le sol. Ravi de ne laisser aucun restes au prédateur, je détalai dans la poudreuse, remontant vers de plus hauts plateaux et le couvert des sapins et des branches basses des bosquets touffus.

Je parcourus quelques kilomètres vers le nord, laissant mes pensées dériver au rythme de mes longues foulées. Je n'avais pas qu'instinctivement mes pas m'avaient porté vers les frontières encore quelques peu lointaines d'Ienisseï, jusqu'à l'odeur musqué de la meute se fit moins discrète. Avant même que je n'eus le temps d'humer de nouveau l'air froid de la toundra, une forme mouvante à quelques centaines de mètres dans la plaine enneigée attira mon attention. J'eus un petit sourire d'amusement. Il fallait bien connaître la dominante pour la reconnaître lorsqu'elle évoluait parmi la poudreuse. Ses foulées se fondaient sur le sol et son pelage d'un blanc tout aussi pur que la plaine offraient un camouflage parfait à ses arrivées. Seul sa fine ombre reflétait sa stature fine mais en aucun cas fragile. J'étais bien placé pour le savoir, et mieux valait ne pas sous estimer Oukhta. D'un bon pas, la louve se dirigeait vers moi. Je n'éprouvais aucune crainte de cette rencontre car nos réunions secrètes étaient de son ressort. Mais lorsque deux silhouettes se détachèrent derrière la meneuse, je grinça des dents. La première était celle d'un mâle à la carrure des plus imposantes, et son pelage était aussi blanc, mais d'un blanc plus foncé, et plus marqué. La seconde était celle d'une louve, devinais-je, aux traits fins et au pelage d'un noir pâle. J'ignorais pourquoi Oukhta s'était encombrée de deux de ses guerriers pour venir à ma rencontre, car il était clair maintenant, alors que quelques mètres nous séparaient, qu'elle se dirigeait vers moi. Lorsque sa voix, d'habitude si calme et détendue, prit une tournure bien glaciale que je lui connaissais bien, je serrais les crocs une nouvelle fois, les muscles arqués et tendus par la situation inattendue qui s'imposait. Les deux autres loups l'avaient rejoint. Du tac au tac, je lui répondis d'un ton ferme et cinglant qui lui, était de mon ressort, une de ces répliques quelques peu franches et méprisantes. Bein oui, la vue de cette attroupement d'Ienisseï avait fait resurgir ma mauvaise humeur.

Je pourrais te retourner la question, en te voyant bien loin d'Ienisseï, efflanquée par deux de tes subordonnés.

Mais qui était donc ce beau inconnu au pelage d'un noir jaïs. Avec sa silhouette atlhétique, on aurait dit l'incarnation de Seth, le dieu de la foudre dans la mythologie égyptienne. Et Oukhta, la dominante de la meute semblait bien le connaître malgré ce masque de glace qui camouflait son visage aux yeux de tous, si elle avait pu le suivre à travers la toundra jusqu'ici, cela ne faisait aucun doute qu'ils étaient proches ou qu'ils avaient passé un bout de temps ensemble pour savoir où se trouvait à l'autre. Simple déduction de ma part. Sous les directives de la louve au pelage couleur neige, le voyage avait été une partie de plaisir. Qui d'autre qu'elle, connaissait le territoire par coeur, on aurait dit qu'une carte de ces terres étaient gravée dans son cerveau. Pour ma part, je me sentais à mon aise dans cet univers qui me correspondait. J'avais déjà parcouru mille lieu au cours des missions que m'avait confié la dominante de la meute d'Ienisseï mais je ne me rapellai pas avoir été aussi loin. Reprenant mes esprits, je souris timidement au guerrier tandis qu'elle me présentait, moi et notre compagnon de route .. Antarès. Un féroce guerrier avec qui on ne pouvait jamais savoir ce qui se tramait dans son esprit. Ce loup au pelage blanc, aux pattes tâchées de sang effrayé tout le monde hormis Oukhta, pour ma part, j'avais du mal à lui faire confiance et je m'abstiendrai de rester seul à seul avec lui. Néanmoins s'il était ici, c'était sans doute pour une bonne raison, après tout la guerre approchait et il faudrait plus que jamais se préparer à combattre. Pour mettre toutes les chances de notre côté, deux groupes de puissants guerriers avaient décidé de braver les lois de l'hiver pour trouver des combattants et équilibrer de nouveau la balance du destin en notre faveur. J'étais prête, déterminée. Je savais exactement ce que j'avais à faire et comme tout émissaire, je comptai bien aller jusqu'au bout de la mission qu'on m'avait confié. Je me tournai vers Kamar et déclarai d'une voix posée et réfléchie. Chaque mot était pesé, il fallait que le message soit officiel, à la moindre erreur, cela pourrait se retourner contre nous. Je pris une légère inspiration puis m'élançai :

"En tant qu'émissaire de la meute d'Ienisseï, je tiens à t'informer d'un marché inédit qui ne sera pas négociable, c'est à prendre ou à laisser : la meute te propose de te joindre à nos rangs lors de la guerre qui se prépare contre la meute d'Irtych ! Si tu acceptes cette offre, aucun retour en arrière ne sera possible et tu si tu permets à la meute d'accéder à la victoire, tu seras récompensé au-delà de tes espérances ... Alors que préfèreras-tu, rester dans coin en tant que lâche, ou mettre ton expérience de mercenaire au service de la justice ? Tu as bien entendu quelques instants pour réfléchir."

Je lui souris poliment. C'était maintenant que tout se jouait. Chacun avait son combat à mener, certains préféraient le mener par la force, d'autres utilisaient les mots. J'avais lancé le premier coup, il me suffisait désormais d'attendre la réponse de cet inconnu qui deviendrait soit notre allié, soit notre ennemi. Et j'espérai de tout mon coeur que la réponse serait positive, rien que pour voir Ienisseï triomphait de nouveau et voir grandir en paix le dernier nouveau-né : Enkidiev, fils d'Evinrul et d'Every.